Le Monde de la Surveillance

Royaume-Uni : Surveillance Internet de Masse sans égale

NEXUS N°109 > Mars-Avril > 2017

Bienvenue chez Big Brother

Reconnaissance faciale, tracking... La course à la "vidéosurveillance intelligente" est lancée. Un monde où des logiciels sophistiqués filmeront et analyseront nos attitudes en permanence.

Paris, 1er mai 2017. Dans la foule des manifestants célébrant la fête du Travail, un jeune homme remonte le cortège à contresens. Une alerte automatique se déclenche aussitôt sur l'écran de contrôle du QG de sécurité de la préfecture de Police. L'homme n'a rien à se reprocher mais son comportement, considéré comme atypique par le logiciel de vidéosurveillance qui scrute la voie publique, fait de lui un suspect potentiel...
Fiction ? Presque. Ceci est une simulation que la société Evitech nous a dévoilée dans ses locaux d'Antony (Hauts-de-Seine). La spécialité de cette petite entreprise ? La vidéosurveillance intelligente (VSI pour les initiés). "Un logiciel récupère les images du réseau de caméras, les analyse, les interprète et délivre des alertes à la moindre anomalie, le tout quasiment en temps réel", nous explique Pierre Bernas, fondateur d'Evitech. Jusque-là, la technologie était utilisée par les sociétés d'autoroutes pour repérer des incidents dans les tunnels. Et elle vient d'être adoptée par des villes comme Nice, notamment pour contenir le maraudage. Mais Evitech, comme bien d'autres entreprises dans le monde, se prend désormais à déceler des comportements humains "anormaux". C'est-à-dire des événements qui représentent un risque potentiel pour la sûreté et la sécurité des biens et des personnes. Encore faut-il les définirs. Courir dans la rue, tomber dans les escaliers du métro ou rejoindre un groupe d'amis au pied d'un immeuble et constituer un attroupement : tous ces gestes anodins pourraient déclencher demain une DAA (détection automatique d'anormalité). De quoi alimenter des peurs et fantasmes dignes du 1984 de George Orwell, d'autant qu'un million de caméras épient déjà les lieux publics en France. Aujourd'hui, des opérateurs et intervenants humains observent les images qui sont transmises. Dans un futur proche, ce sont les caméras couplées à la VSI qui déclencheront des alertes.
La technologie intéresse de nombreux aéroports, gares et mairies, chaque jour plus nombreux. En France, la SNCF et la RATP sont ainsi parties prenantes d'un programme appelé Dégiv, focalisé sur le vandalisme et les agressions à l'intérieur des rames. Philippe Mouttou, responsable de l'innovation dans le domaine de la sécurité physique chez Thales, travaille sur ce projet. Dans son centre de recherches, son équipe a reconstitué un wagon entier de RER, avec ses néons blafards et ses fameuses banquettes bariolées. A l'instar d'Evitech, Thales planche sur la détection des comportements suspects en vidéo. En essayant de coller au mieux à la réalité : "Nous n'hésitons pas à faire appel à des comédiens ou à des sociétés d'effets spéciaux de cinéma pour simuler des incidents", glisse malicieusement Philippe Mouttou. Excitante, la tâche est aussi ardue, car analyser et comprendre l'activité humaine nécessite l'élaboration d'algorithmes particulièrement complexes.

Erreur d'interprétation. C'est le travail de François Brémond : dans son laboratoire de Sophia Antipolis (Alpes-Maritimes), ce directeur de recherches à l'Inria s'échine sur de savantes équations mathématiques afin de modéliser au mieux nos comportements. Mais comment déterminer ceux qui seront considérés comme anormaux ? "Il y a 2 façons de procéder, précise-t-il. Soit c'est l'utilisateur qui définit les paramètres en amont : bagarre, bagage abandonné... Soit on procède à une étude statistique pour lister les comportements les plus fréquents dans un environmement donné. Tout événement rare ou non répertorié est alors identifié comme suspect. Stationner sur un quai, par exemple, alors qu'il n'y a aucun train à prendre". Et tant pis pour le voyageur distrait qui s'est trompé de voie.
Le hic, c'est que les logiciels sont incapables, et pour cause, de connaître l'intention d'une personne. Des erreurs d'interprétation sont donc possibles. Comment distinguer l'accolade démonstrative de 2 amis d'une légère altercation entre 2 passagers ? La solution consiste donc à ajouter des capteurs sonores sur les caméras. "Demain, on couplera son et vidéo, annonce Philippe Mouttou. Ainsi, le logiciel pourra recouper les informations visuelles avec la variation du timbre de la voix ou le bruit de chocs, par exemple". Détecteurs sonores, détecteurs de fumée, reconnaissance faciale : le wagon de Thales préfigure la vidéosurveillance de demain.

Copier l'oil humain. Aujourd'hui, les caméras les plus perfectionnées permettent déjà de suivre, sans intervention humaine, le parcours d'un objet ou d'un individu, traque permettant, le cas échéant, de retracer son point de départ. Aux Pays-Bas, l'aéroport d'Eindhoven expérimente un système de reconnaissance 3D permettant de sélectionner un individu et de laisser les caméras le pister automatiquement dans toute l'aérogare. Et gare à celui qui prendrait par mégarde la valise d'un autre sur le tapis roulant. On pourra traquer le bagage jusqu'à la borne de taxis avant que le voyageur ne se fasse interpeller !
Pour fonctionner correctement, ces technologies nécessitent un lieu clos et bien éclaire, conditions indispensables à une reconnaissance faciale efficace. Et si repérer des visages à la volée dans la rue représente encore un défi pour les chercheurs, rien n'interdit d'imaginer qu'ils y parviendront d'ici 20 ans. D'ores et déjà, vous pouvez être surveillé dans les environnements clos. "C'est le cas avec les couloirs qu'empruntent les passagers avant d'embarquer dans l'avion parce qu'ils sont obligés de se présenter face à la caméra", détaille Dominique Legrand, président de l'Association nationale de la vidéoprotection. De cette manière, on est capable d'établir le trombinoscope complet des voyageurs d'un vol sans qu'ils aient eu conscience d'avoir été filmés. Une aubaine pour les forces de l'ordre, qui peuvent recouper ces données biométriques avec les fichiers des personnes recherchées, notamment dans le cadre de la lutte contre le terrorisme. Et demain, la VSI pourra aller encore plus loin. Pour améliorer les performances d'interprétation, des chercheurs tentent de s'inspirer... du corps humain ! L'armée française a ainsi travaillé sur un prototype de caméra avec une rétine artificielle s'inspirant de l'oil, de manière à décupler les performances. Et le groupe Thales, encore lui, lorgne du côté des neurosciences. Enjeu : développer un logiciel qui copierait le fonctionnement de notre cortex visuel, de mieux reconnaitre les formes et de perfectionner l'interprétation comportementale. Un projet de longue haleine qui, selon l'entreprise, aboutira peut-être dans une décennie. Reste une question fondamentale : qui décrètera ce qu'est un comportement anormal ? Les divagations d'un hurluberlu annonçant la fin du monde dans le train seront-elles considérées comme une menace pour la sûreté des usagers ?

Tous suspects ? En 2005, à Londres, un Brésilien à l'attitude "suspecte" a ainsi été abattu par des policiers qui l'avaient pris en filature. Pris pour un kamikaze après une série d'attentats, il s'était soudainement mis à courir pour attraper le métro. Autre problème de taille : l'usage qui pourra être fait de ces technologies en de mauvaises mains. Cette perspective, Pierre Bernas, le fondateur d'Evitech, l'a déjà envisagée. "Je refuse toutes les demandes de clients qui me paraissent louches", affirme-t-il. Comme cette requête venue d'Amérique latine pour stopper les intrusions de "terroristes" sur des plantations. Renseignements pris, il s'agissait de réprimer des Indiens en lutte pour préserver leur environnement. Pierre Bernas a préféré décliné poliment la proposition... Mais combien auraient-ils réagi comme lui ?

INDECT, LE PROJET EUROPÉEN QUI FAIT PEUR
Bientôt des caméras partout au-dessus de nos têtes ?
Le projet Indect, financé par la Commission européenne, prévoit de recourir dans le futur à des drones pour compléter les dispositifs de vidéosurveillance des pays membres. Objectif déclaré : traquer des cibles mouvantes, véhicules ou individus, qui échappent aux caméras fixes des centres-villes. Les chercheurs planchent même sur des moyens de faire communiquer les drones entre eux afin de constituer de véritables patrouilles autonomes. Indect compte par ailleurs filtrer les flux de données du Web pour lutter contre la pédophilie et le terrorisme. Un projet qui va bien au-delà du programme Elsa, présenté en 2008 par la police française, et qui visait à utiliser des engins volants pour observer ponctuellement des zones sensibles. Le collectif de hackers Anonymous, qui a organisé une manifestation de protestation au mois de juillet 2012, lutte activement contre Indect. Aux États-Unis, les autorités réfléchissent également à l'utilisation de puissants drones de surveillance. La Darpa (agence de R&D de l'armée US), travaille sur ce qui est sans doute la caméra la plus puissante au monde : l'Argus-IS est dotée d'un capteur d'1,8 gigapixel ! Adossée à un drone volant à 6.000 m d'altitude, elle permet de surveiller et d'analyser en temps réel d'éventuels comportements anormaux sur une surface de 40 km²... Et au mètre près ! Heureusement, Argus-IS n'est pas prévue pour être utilisée dans un cadre civil. Pour le moment...

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